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Chapitre 9

L'échec du désarmement

Kennedy était un pacifiste, même s’il avait bien caché son jeu pour battre Nixon aux élections. À l’époque où prenait naissance le National Security State, c’était un jeune lieutenant récemment revenu du Pacifique avec une sévère blessure au dos, la Navy and Marine Medal pour « extremely heroic conduct », et un profond dégoût pour la guerre moderne. Héroïsé par la presse, il comprend bien les limites du culte du héros guerrier, et note dans son journal : « La guerre existera jusqu’à ce jour lointain où l’objecteur de conscience jouiera de la même réputation et du même prestige que le guerrier aujourd’hui . » En 1945, il entame une carrière de journaliste et couvre pour le Chicago Herald-American la conférence inaugurale des Nations Unies à San Francisco. Cette expérience le convainquit que le métier de journaliste n’était pas pour lui : « on ne peut pas apporter de changement. Il n’y a pas d’impact. Je vais entrer en politique et voir si on peut vraiment faire quelque chose  », confia-t-il à ses amis Powers et O’Donnel à cette occasion. L’arène politique, « qu’on le veuille ou non, était l’endroit où l’on pouvait personnellement faire le plus pour empêcher une autre guerre . » En annonçant sa candidature au Congrès le 22 avril 1946 à Boston, Kennedy déclara : « Les jours qui nous attendent seront les plus difficiles. Par-dessus tout, jour et nuit, avec chaque parcelle d’ingénuité et d’énergie qui nous est donnée, nous devons travailler pour la paix. Nous ne devons pas avoir une autre guerre . »


Pour Kennedy, l’arme nucléaire était la négation de tous les efforts historiques pour civiliser la guerre en épargnant les civils. Abolir cette abomination était la condition du salut de l’humanité. Le 25 septembre 1961, après moins d’un an au pouvoir, il déclarait devant l’Assemblée Générale des Nations Unies : « Aujourd’hui, chaque habitant de cette planète doit contempler le jour où cette planète ne sera peut-être plus habitable. Chaque homme, femme et enfant vit sous une épée de Damoclès nucléaire, qui pend par le plus mince des fils, capable d’être sectionné à tout moment par accident, erreur ou folie. Les armes de guerre doivent être abolies avant qu’elles ne nous abolissent. […] Il est donc dans notre intention de lancer un défi à l’Union Soviétique, non pas pour une course à l’armement, mais pour une course à la paix — pour avancer ensemble, pas à pas, étape par étape, jusqu’à l’accomplissement du désarmement général et complet . » Le programme qu’il esquissait dans ce discours ne s’arrêtait pas au désarmement nucléaire : « Il accomplirait sous les yeux d’une organisation internationale du désarmement, une réduction durable des forces nucléaires et conventionnelles, jusqu’à ce qu’il ait aboli toutes les armées et les armes sauf celles nécessaires pour l’ordre interne et pour une nouvelle Force de Paix des Nations Unies . » C’est ce discours qui inspira à Khrouchtchev sa première lettre privée à Kennedy, de 26 pages.


En 1963, Kennedy engagea énergiquement son pays dans la direction du désarmement. Le 6 mai, il adressa une directive (NSAM-239) intitulée « U.S. Disarmament Proposals » à toutes les administrations, militaires et civiles, pour les inviter à coopérer avec la Arms Control and Disarmament Agency créée en 1961 en faisant des propositions vers l’objectif du « general and complete disarmament ». Cette expression, qui revient comme un leitmotiv dans ce document, est reprise dans son fameux Peace Speech du 10 juin 1963, prononcé à l’American University de Washington devant une foule d’étudiants : « Notre intérêt premier sur le long terme est le désarmement général et complet — conçu pour s’accomplir par étapes, parallèlement au processus politique d’élaboration des nouvelles institutions de paix qui devront remplacer les armes . » Rejetant l’objectif d’une « Pax Americana imposée au monde par les armes de guerre américaines, » il invita ses concitoyens à une remise en question de l’idéologie dangereusement manichéenne qui sous-tendait l’anticommunisme, un changement de paradigme devant la perspective d’une guerre nucléaire à l’issue de laquelle « les vivants envieraient les morts . » « Certains disent qu’il est vain de parler de la paix mondiale ou de l’ordre mondial ou d’un gouvernement mondial — et que se sera vain tant que les leaders de l’Union Soviétique n’adopteront pas une attitude plus éclairée. J’espère qu’ils le feront. Je crois que nous pouvons les y aider. Mais je crois également que nous devons réexaminer notre propre attitude  — en tant qu’individus et en tant que nation — car notre attitude est aussi déterminante que la leur. […] Chaque diplômé de cette école, chaque citoyen censé que la guerre désespère et qui souhaite apporter la paix, devrait commencer par regarder en lui-même — par examiner sa propre attitude envers les possibilités de la paix, envers l’Union Soviétique, envers le développement de la Guerre froide et envers la liberté et la paix ici-même . » Kennedy s’attaquait à la cause première, spirituelle, de la guerre, qui est la déshumanisation et la diabolisation de l’ennemi : « Aucun gouvernement ou système social est si mauvais que son peuple doive être considéré comme dépourvu de vertu. […] Car, en dernière analyse, notre lien le plus fondamental est que nous habitons tous cette petite planète. Nous respirons tous le même air. Nous chérissons tous l’avenir de nos enfants. Et nous sommes tous mortels . » Ce discours avait le pouvoir d’insuffler à la jeunesse américaine un nouvel idéal. Mais paradoxalement, il reçut moins d’écho dans la presse américaine qu’en URSS, où Khrouchtchev le fit traduire et publier en entier dans la Pravda et diffuser à la radio, en le qualifiant du « plus grand discours par un président américain depuis Roosevelt ».


Prenant les citoyens à témoin, Kennedy révélait dans ce discours son intention d’établir une ligne directe avec Khrouchtchev, afin d’empêcher « des délais dangereux, des malentendus, et des interprétations fausses des actions de l’autre qui pourraient se produire en temps de crise . » Il rendait également publiques ses négociations vers le désarmement mondial, qui devait aboutir au premier traité de limitation des essais nucléaires : « Tandis que nous avançons vers la sauvegarde de nos intérêts nationaux, sauvegardons aussi nos intérêts humains. Et l’élimination de la guerre et des armes est clairement dans l’intérêt des deux . »
Pour faire accepter ce Test Ban Treaty au Congrès plutôt réticent, Kennedy s’adressa directement à la nation, en lançant une ambitieuse campagne de communication et en s’exprimant à la télévision le 26 juillet 1963. Le traité, qui interdisait les essais nucléaires dans l’atmosphère et sous l’eau, fut signé le 5 août 1963 par l’Union Soviétique, les États-Unis et le Royaume Uni. Six semaines plus tard, le 20 septembre 1963, Kennedy exprimait sa fierté et son espoir devant les Nations Unies : « Il y a deux ans, j’ai déclaré devant cette assemblée que les États-Unis avaient proposé et étaient prêts à signer un traité limité d’interdiction des essais. Aujourd’hui, ce traité a été signé. Il ne mettra pas fin à la guerre. Il ne supprimera pas les conflits fondamentaux. Il n’assurera pas la liberté à tous. Mais il peut être un levier, et l’on rapporte qu’Archimède, en expliquant le principe du levier, déclara à ses amis : ‘Donnez-moi un endroit où prendre position, et je déplacerai le monde.’ Mes chers co-habitants de cette planète, prenons position ici dans cette assemblée des nations. Et voyons si, en notre temps, nous pouvons déplacer le monde vers une paix juste et durable . » À nouveau, il invitait l’URSS « à entrer en compétition dans une multitude d’arènes pacifiques, dans les idées, dans la production et en fin de compte dans le service de toute l’humanité. [...] Et dans la compétition pour une vie meilleure, le monde entier sera gagnant . » Dans sa dernière lettre à Kennedy, remise à l’ambassadeur états-unien Roy Kohler mais jamais transmise à son destinataire, Khrouchtchev se montrait également fier de ce premier traité historique, qui « a injecté un esprit frais dans l’atmosphère internationale . » Il avançait d’autres propositions, en reprenant les termes de Kennedy : « Leur implémentation déblaierait la route vers le désarmement général et complet et, par conséquent, vers la délivrance des peuples de la menace de la guerre . »


Dans les années soixante, le désarmement nucléaire était un objectif réaliste. Seuls quatre pays s’étaient dotés de l’arme nucléaire. Il y avait une chance historique à saisir, et Kennedy était déterminé à ne pas la laisser passer. « Je suis hanté par le sentiment que, en 1970, si nous ne réussissons pas, il y aura peut-être dix puissances nucléaires au lieu de quatre, et en 1975, quinze ou vingt , » dit-il durant sa conférence de presse du 21 mars 1963, de façon visionnaire. Tandis que, derrière les USA et l’URSS, tous les pays de l’OTAN et du bloc communiste faisaient un premier pas vers le désarmement nucléaire, un petit pays faisait bande à part : Israël. Dès le début des années 1950, David Ben Gourion, qui cumulait les fonctions de Premier ministre et de ministre de la Défense, engagea son pays dans la fabrication secrète de bombes atomiques, en détournant de son objectif le programme de coopération pacifique Atom for Peace lancée naïvement par Eisenhower. Informé par la CIA dès 1960 de l’objectif militaire du complexe de Dimona (placé, de manière révélatrice, sous le contrôle du ministère de la Défense), Kennedy fera tout son possible pour forcer Israël à y renoncer. Il exigea de Ben Gourion des inspections régulières de Dimona, d’abord de vive voix à New York en 1961, puis par des lettres officielles de plus en plus insistantes. Dans la dernière, datée du 15 juin 1963, Kennedy exigeait une première visite immédiate suivie de visites régulières tous les six mois, sans quoi « l’engagement et le soutien de notre gouvernement pour d’Israël risquent d’être sérieusement compromis . » La réception de ce message fut surprenante : Ben Gourion démissionna le 16 juin, évitant ainsi de recevoir la lettre. Dès que le nouveau premier ministre Levi Eshkol entra en fonction, Kennedy lui adressa une lettre identique, datée du 5 juillet 1963.


La mort de Kennedy quelques mois plus tard relâcha la pression sur Israël. Johnson choisit de fermer les yeux. John McCone, le directeur de la CIA nommé par Kennedy, démissionna en 1965 en se plaignant du peu d’intérêt manifesté par Johnson sur ce sujet. Sous Johnson, l’aide militaire à Israël atteignit 92 millions en 1966, plus que le total de toutes les années précédentes cumulées. Johnson autorisa même la livraison de missiles capables de porter des têtes nucléaires. Israël acquit sa première bombe vers 1967, sans jamais l’admettre. Nixon ne s’en inquiéta pas davantage que Johnson, tandis que son Conseiller à la Sécurité Nationale Henry Kissinger exprimait en privé sa satisfaction à l’idée d’avoir en Israël une puissance nucléaire alliée. Nixon, avec qui l’État profond entre pour ainsi dire à la Maison Blanche, joua double jeu : en même temps qu’il soutenait publiquement le Traité de Non-prolifération de 1968 (qui n’était pas une initiative américaine), il adressa un message contraire à sa bureaucratie, par un National Security Decision Memorandum top-secret (NSDM-6) qui disait : « Il ne doit y avoir aucun effort de la part des États-Unis pour forcer d’autres pays […] à appliquer [le traité]. Ce gouvernement, dans sa posture publique, doit refléter un ton optimiste que d’autres pays signeront ou ratifieront, tout en se désolidarisant de tout projet de faire pression sur ces pays pour qu’ils signent ou ratifient  » (Seymour Hersh, The Samson Option, 1991).


Les discours de Kennedy sur le désarmement avaient fait l’effet d’une déclaration de guerre sur l’industrie de l’armement, avide de profiter de l’opportunité immense que représentait le nucléaire. « If Peace Does Come … What Happens to Business ? », titrait avec cynisme l’éditorial du U.S. News and World Report du 12 août 1963, une semaine après la signature du Test Ban Treaty. La mort de Kennedy calma leurs inquiétudes. Après lui, le désarmement n’a plus jamais été un enjeu électoral aux États-Unis. La dépense militaire mondiale se monte aujourd’hui à 1 738 milliards de dollars par an, soit 4,7 milliards par jour, selon les chiffres 2011 du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute). Les États-Unis sont de loin le principal fournisseur mondial d’armement, avec 41% du marché, tandis qu’Israël, grâce à la technologie obtenue ou volée aux Américains, est passé récemment au quatrième rang, devant le Royaume Uni. Les dépenses pour les armes nucléaires sont estimées à 100 milliards par an en moyenne, dans un marché indissociable de celui du nucléaire civil. Il y a aujourd’hui à travers le monde environ 20 000 bombes nucléaires possédant en moyenne une puissance 30 fois supérieure à celle de Hiroshima, ce qui équivaut en tout à 600 000 fois Hiroshima. Parmi ces bombes, 1 800 sont en état d’alerte, c’est-à-dire prêtes à être lancées en quelques minutes.

Amie de jeunesse de John Kennedy, Mary Pinchot Meyer tient une place unique parmi ses liaisons extra-conjugales. Militante pacifiste, elle encouragea Kennedy dans cette voie, tout en craignant l’hostilité de la CIA, pour laquelle travaillait son ex-mari Cord Meyer (particulièrement impliqué dans le programme Mockingbird). Convaincue que l’assassinat de Kennedy était l’œuvre d’un complot interne, elle projetait d’en apporter la preuve lorsqu’elle fut retrouvée morte près de chez elle, le 12 octobre 1964, et son journal subtilisée par James Angleton de la CIA. L’histoire édifiante de son parcours aux côtés du Président est documentée par Peter Janney, fils d’un officier de la CIA impliqué dans son meurtre (Mary’s Mosaic, 2012).

Le 11 juin 1963, lendemain de son Peace Speech, Kennedy prononçait son Civil Rights Address, en faisant à nouveau appel à la conscience et la capacité d’empathie de ses concitoyens, après la tentative du gouverneur George Wallace de l’Alabama d’empêcher deux étudiants noirs de s’enregistrer à l’Université d’Alabama : « J’espère que chaque Américain, où qu’il vive, prendra le temps d’interroger sa conscience au sujet de cet incident et d’autres qui lui sont liés. […] Nous sommes confrontés à un choix moral. Il est aussi vieux que la Bible et aussi clair que la Constitution Américaine . »

Kennedy et son fils John Jr. (John-John) à la Maison Blanche. « Je n’arrête pas de penser aux enfants ; pas seulement mes gosses ou les tiens, mais les enfants à travers le monde, » disait-il à son ami et assistant Kenneth O’Donnell durant sa campagne en faveur du Test Ban Treaty. Il le répéta dans son allocution télévisée le 26 juillet 1963 : « Ce traité est pour nous tous, et spécialement pour nos enfants et nos petits-enfants, qui n’ont pas de lobby ici à Washington . »

En 1963, Kennedy signait le premier traité de limitation des essais nucléaires. Selon son speech writer Ted Sorensen, « Aucun autre accomplissement à la Maison Blanche ne lui apporta plus grande satisfaction . »Lors de la signature à la Maison Blanche, il utilisa 16 stylos pour écrire son nom sur le document, et en donna un comme souvenir à chacun des dignitaires présents. Puis il en prit un autre, le trempa dans l’encre, et traça une ligne sous sa signature. "This one is mine."

Il fallut attendre 1986, avec la publication dans le Sunday Times des photographies prises par le technicien israélien MordechaiVanunu à l’intérieur de Dimona, pour que le monde découvre qu’Israël s’était doté en secret de la bombe atomique. Après son enlèvement par les services secrets israéliens, Vanunu fut condamné pour « trahison de secret d'État ». Il a passé 18 ans en prison, dont 11 à l’isolement complet. Depuis sa libération en 2004, il lui est interdit de sortir du territoire et de communiquer avec l’étranger.

50 ANS D'ETAT PROFOND

de l'assassinat de Kennedy au 11-Septembre

(comparaison et perspective)  

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​"Une pilule rouge pour Forrest Gump"​ â€‹â€‹ 

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