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Chapitre 4

La CIA et la Baie des Cochons

Dans le concept de « military-industrial complex » doit être incluse la branche du Renseignement (Intelligence), véritable cerveau de l’appareil militaire. Eisenhower ne le nomma pas explicitement dans son discours d’adieu mais, en quittant ses fonctions, il s’en plaignit au directeur de la Central Intelligence Agency, Allen Dulles : « La structure de notre Renseignement est défaillante. J’ai essuyé sur cette question une défaite pendant sept ans. Rien n’a changé depuis Pearl Harbor. Je laisse un ‘héritage de cendres’ à mon successeur . »


La CIA est l’une des armes essentielles dont se dota le National Security State dès sa création en 1947. Elle a pour mission première de centraliser les Renseignements à l’usage du Président. Mais la CIA est aussi l’héritière de l’Office of Strategic Services créé pendant la guerre, qu’elle intègre sous le nom d’Office of Special Operations puis de Directorate of Plans en 1952. Surnommé au sein de la CIA le Department of Dirty Tricks, ce service contrôle plus de la moitié du budget de la CIA. La directive NSC-10/2 du National Security Council définit les covert operations, la spécialité du Directorate of Plans, comme toutes les activités « qui sont conduites ou sponsorisées par ce gouvernement contre des États ou des groupes étrangers hostiles, mais qui sont planifiées et exécutées de telle manière qu’aucune responsabilité du gouvernement américain ne puisse apparaître aux yeux d’une personne non autorisée et que, au cas où l’opération serait découverte, le gouvernement puisse plausiblement décliner toute responsabilité . » Conçu pour déresponsabiliser juridiquement le président de toutes les actions illégales qu’il autorisait, en cas de dévoilement publique, ce principe de « déni plausible » (plausible deniability) donne à la CIA une autonomie presque complète, puisque, dans les faits, il la dispense d’informer le président de ses opérations, sans l’empêcher de se retrancher derrière lui en cas d’échec. Pour rester opaques, les opérations clandestines (black-ops) de la CIA vont parfois devoir générer leurs propres financements, ce qui dans les années 70 va entraîner la CIA à prendre une part active aux trafics d’armes et de drogues. Enfin, la clandestinité impose souvent aux agents de la CIA d’opérer hors registre, sous des couvertures diverses ; un agent limogé ou démissionnaire n’a pas nécessairement cessé toute coopération. Dans la même logique de plausible deniability, la CIA prend l’habitude de faire appel à des criminels professionnels pour ses basses besognes sur le sol américain, et à des groupes paramilitaires pour ses campagnes de déstabilisation à l’étranger, afin de déguiser ses agressions en guerre civile. Pour toutes ces raisons, le général George Marshall, Secrétaire d’État de Truman, voyait la naissance de ce monstre d’un mauvais œil : « Les pouvoirs de l’agence proposée semblent presque illimités et ont besoin d’être clarifiés . » Le conseiller George Kennan, qui prépara le document NSC-10/2, y verra « la pire erreur que j’ai jamais faite . »


L’un des problèmes inhérent à la CIA était sa direction. Sur ses sept dirigeants fondateurs, un seul n’était pas banquier ou avocat à Wall Street. Le poste de directeur revint finalement à Allen Dulles qui, avec son frère John Foster, bientôt Secrétaire d’État sous Eisenhower, avait travaillé pour l’un des plus grands cabinets d’avocats de Wall Street, Sullivan & Cromwell, avant d’entrer en politique. C’est pourquoi on a dit que la CIA était dirigée depuis New York plutôt que Washington. Dans ces milieux affairistes, l’intérêt national se confond avec les intérêts privés des grands groupes industriels. Bien que créée dans le cadre du National Security Act en 1947, et donc vouée à lutter contre la menace communiste, la CIA servira prioritairement les intérêts du grand capital. Conçue en théorie pour informer le président, elle sera en pratique un moyen pour la classe financière de confisquer à son profit la politique étrangère états-unienne.


Sur trois continents, la CIA a renversé des gouvernements démocratiquement élus pour les remplacer par des dictatures sous tutelle américaine. Son premier grand succès fut le coup d’État en 1953 contre le premier ministre iranien Mohammad Mossadeh qui s’apprêtait à nationaliser l’Anglo-Iranian Oil Company (AOIC, renommé British Petroleum en 1954). L’AOIC était britannique et non américaine, mais il se trouve que les frères Dulles avaient été ses conseillers juridiques et y conservaient des intérêts. Après la chute de Mossadeh, c’est la CIA elle-même qui introduisit en Iran, dans un avion clairement identifié, l’héritier de la monarchie, le Chah Mohammad Pahlavi, puis qui entraîna ⎯ y compris aux techniques de torture ⎯, sa redoutable police secrète, le SAVAK. Dans les dernières années d’Eisenhower, la CIA supervisa l’assassinat du premier président élu de la République du Congo, Patrice Lumumba, pour confier le pouvoir au sanguinaire Mobutu qui terrorisa et vampirisa le pays (rebaptisé Zaïre) pendant 32 ans. La décision d’assassiner Lumumba trois jours avant l’inauguration de Kennedy fut probablement motivée par une inquiétude sur l’anticolonialisme professée par le nouveau président, et en dit long sur l’indépendance du National Security State par rapport à l’État démocratique.


En Amérique centrale, la CIA s’acharna d’abord contre le président du Guatemala Jacobo Arbenz élu en 1951. Par son programme de redistribution d’une partie des terres au profit de 100 000 paysans pauvres, Arbenz menaçait les intérêts de la multinationale United Fruit Company, géant américain de l’exploitation bananière qui possédait plus de 90% des terres. Les Dulles étaient actionnaires de la United Fruit, dont les contrats d’exploitation avaient été rédigés par leur cabinet d’avocat dans les années 30, et John Foster siégeait même à son conseil d’administration. Eisenhower et les frères Dulles orchestrèrent, financèrent et armèrent directement le coup d’État contre Arbenz, par une junte militaire qui, de 1954 à 1996, aura fait plus de 200 000 morts civils, notamment parmi la population maya. Un manuel de la CIA intitulé A Study of Assassination, rédigé en 1953 et déclassifié en 1997 parmi d’autres documents relatifs à cette opération, contient des instructions précises sur les différents modes d’assassinat, par armes, bombes ou accidents simulés. Dans certains cas, il est recommandé d’employer comme assassins des « agents clandestins ou membres d’organisations criminelles . » Toujours par respect du principe de plausible deniability, « il est préférable que l’assassin soit de passage dans la région. Il doit avoir le moins de contact possible avec le reste de l’organisation et ses instructions doivent être donner oralement par une seule personne . »


Ce qui rend la CIA particulièrement efficace comme bras armé de l’Empire est sa capacité d’agir cachée, si possible même sous le masque de l’ennemi. Il est surtout important que son activité terroriste et colonialiste à l’extérieur des frontières reste indétectée du peuple américain. C’est pourquoi la CIA a initié dès les années 50 une vaste opération de propagande intérieure. Dirigée depuis le Directorate of Plans sous le nom de code Mockingbird, l’opération a permis de contrôler ou posséder (own) des dizaines de directeurs et journalistes respectables de CBS, Newsweek, The New York Times, The Washington Post et une vingtaine d’autres institutions, en leur fournissant des informations classifiées et parfois des articles tout prêts, tout en sanctionnant les investigateurs trop indépendants. Selon Alex Constantine, auteur de Mockingbird: The Subversion of the Free Press by the CIA, dans les années 50, « quelques trois mille salariés et employés sous contrat de la CIA ont été mêlés à des efforts de propagande . » On apprit en 1977 qu’un des journalistes les mieux contrôlés par la CIA était Joseph Alsop, dont les articles de politique étrangère paraissaient dans 300 journaux différents. La manipulation de l’opinion publique avec l’Opération Mockingbird a pour corrolaire immédiat la surveillance de la pensée avec l’Opération Chaos, par laquelle, en violation de ses statuts qui lui interdisent l’espionnage domestique, la CIA surveille ceux qui en savent trop, et les font taire si besoin est.


Lorsque Kennedy succéda à Eisenhower en janvier 1961, la CIA s’était donné comme objectif le renversement de Fidel Castro à Cuba. La révolution socialiste de Castro, qui avait remplacé en 1959 la dictature corrompue de Fulgencio Batista, ne menaçait nullement la sécurité des États-Unis, mais elle avait nuit fortement à ses intérêts économiques en augmentant le prix du sucre et du tabac. Fort de son succès au Guatemala, Dulles ne doutait pas qu’avec la même équipe, il aurait la peau de Castro. Dès la fin 1959, un groupe anti-Castro est mis en place par le Deputy Director of Plans (chef du Directorate of Plans) Richard Bissell. Il comprend des officiers de l’opération guatémaltèque comme David Atlee Phillips et Howard Hunt, et des ennemis politiques de Castro comme Felix Rodriguez, neveu d’un ministre de Batista, ou Frank Sturgis, ancien compagnon de Castro retourné contre lui par anticommunisme. Le groupe se nomme Cuban Task Force, ou Operation 40 (parce qu’il compte initialement quarante hommes). Au Nicaragua sont installés des centres d’entraînement d’une force paramilitaire composée principalement de Cubains ayant fuit  la révolution castriste. Le plan est de faire débarquer ces contre-révolutionnaires cubains soi-disant autonomes, puis d’envoyer à leur secours l’Air Force et la Navy en prétextant le soutien à un soulèvement populaire, et ainsi d’envahir Cuba avec un air de légitimité. Parallèlement, la CIA avait mis la mafia à contribution dans un plan d’assassinat de Castro, qui devait faciliter l’opération en privant l’armée et la population cubaine de leadership. Certains parrains comme Santo Trafficante, qui avait été très liés à Batista, espéraient en effet reprendre le contrôle de leurs lucratifs casinos. 


Eisenhower est moins impliqué dans ces préparatifs que son vice-président Richard Nixon, avocat d’affaire comme Dulles. C’est lui qui, mandaté par les affairistes spoliés par Castro (parmi lesquels les fabriquants de soda comme Pepsi Cola, pour qui il travaille), coordonne le financement d’Operation 40. Cependant, fin 1960, Nixon est candidat à la succession d’Eisenhower ; il renonce à lancer cette opération risquée en période de campagne et la remet après l’élection, qu’il pense gagner. Mais Kennedy crée la surprise en l’emportant d’une faible marge. Dulles ne perd pas de temps pour présenter l’opération au nouveau président en réunion du National Security Council, en lui laissant croire que le débarquement des exilés cubains suffira à déclencher un soulèvement populaire. Kennedy donne son aval, mais prévient clairement qu’il n’autorisera aucune participation de l’armée américaine, qui équivaudrait à une entrée en guerre. Dulles est persuadé que, mis devant le fait accompli, le président cèdera, et l’opération est lancée le 15 avril 1961 : un contingent de 1 500 exilés cubains embarquent sur sept bateaux depuis la côte nicaraguéenne et débarquent dans la Bahia del Cochinos (Baie des Cochons) sur la péninsule cubaine de Zapata. Ils sont rapidement cernés par l’armée de Castro et, comme prévu, appellent les États-Unis à l’aide. Cinq destroyers américains et le porte-avion Essex se trouvent justement à moins de 2 miles des côtes cubaines. Kennedy comprend qu’il a été berné. Il refuse de se laisser manœuvrer et téléphone personnellement au capitaine de la flotte stationnée près de Cuba pour lui interdire tout mouvement. Environ 200 rebelles cubains sont tués et 1 300 capturés par les forces de Castro.


Kennedy est furieux : « Je veux briser la CIA en mille morceaux et les disperser aux quatre vents , » l’entendra fulminer Mike Mansfield. Un document interne à la CIA, daté du 15 novembre 1960 et déclassifié en 2005, prouve que Dulles a effectivement menti au Président en lui faisant croire que l’opération avait des chances de réussir sans intervention américaine directe : « notre idée de sécuriser une plage avec piste d'aterrissage est maintenant considérée comme irréalisable, sauf sous la forme d’une coopération CIA-Pentagone . » Dulles lui-même le reconnaîtra dans des notes publiées à titre posthume, qui en disent long sur la manière dont la CIA manipule la Maison Blanche pour imposer sa propre politique extérieure : « Nous pensions que quand les dés seraient jetés, quand le point critique serait atteint, toute action requise pour le succès de l’opération serait autorisée plutôt que de laisser l’entreprise échouer . » Kennedy l’a bien compris, comme il le commentera à ses aides Kenneth O’Donnell et David Powers : « Ils étaient certains que je cèderais et donnerais l’ordre au porte-avion Essex d'intervenir. Ils ne pouvaient imaginer qu’un nouveau président comme moi ne paniquerait pas et n’essaierait pas de sauver la face. Eh bien, ils m’avaient mal jugé . » Kennedy limoge les principaux instigateurs de l’opération, le directeur Allen Dulles et ses deux sous-directeurs Charles Cabell et Richard Bissell.


Mais la CIA est une famille plus qu’une organisation, soudée par un code d’honneur qui n’est pas sans rappeler la Mafia. Les membres de l’équipe dirigeante qui échappèrent à la purge restèrent loyaux à Dulles et se prirent au contraire d’un violent ressentiment contre Kennedy ; désormais, ils se passeront de l’accord présidentiel pour leurs opérations, transformant de fait la CIA en un pouvoir parallèle. La rancune est plus forte encore parmi les exilés cubains. La diaspora cubaine, concentrée autour de Miami, compte près d’un million de personnes, majoritairement des réfugiés politiques ayant fui la révolution castriste. Les États-Unis ne sont pour eux qu’une terre d’asile provisoire. Ils sont peu concernés par l’intérêt national (ou impérial) des États-Unis, mais veulent avant tout recouvrer leur droits et leurs propriétés. Ces patriotes cubains sont structurés autour du Cuban Revolutionary Council, qui sert d’organisation ombrelle pour de nombreux groupes militants ou armés. Bien que financé par des institutions américaines à hauteur de 2 millions de dollars par an, le Council se définit comme le gouvernement légitime destiné à remplacer celui de Castro. Il est donc assimilable à une puissance étrangère alliée des États-Unis contre un ennemi commun, le communisme. Mais le Council et l’ensemble des organisations représentatives des exilés cubains ne voient la Guerre froide qu’à travers le petit bout de la lorgnette pointée sur Cuba. Ils conçoivent leur combat comme une guerre civile, tandis qu’il s’agit pour la CIA de reconquérir un contrôle impérial. Pour les uns comme pour les autres, la Guerre froide n’est qu’un prétexte : les exilés cubains ont besoin de l’appui américain pour reconquérir le pouvoir à Cuba, tandis que les États-Unis se servent d’eux pour rétablir un protectorat. Depuis le fiasco de l’opération, tous deux nourrissent une haine farouche envers Kennedy. En avril 1963, un tract circule parmi les exilés cubains, avec comme message : « Un seul événement pourra vous permettre, patriotes cubains, de vivre un jour à nouveau libres dans votre pays : si un Acte inspiré par Dieu plaçait dans quelques semaines à la Maison Blanche un Texan réputé être un ami de tous les peuples d’Amérique latine . » Il est évident que ces patriotes cubains n’avaient pas les moyens d’assassiner impunément Kennedy ; mais il est non moins évident que quiconque désirait assassiner Kennedy pouvait trouver parmi eux de nombreux volontaires.

Kennedy saisi par le photographe Jacques Lowe en apprenant la mort du leader congolais Patrice Lumumba. En 1959, il avait soutenu devant le Sénat les mouvements nationalistes africains : « Appelez ça le nationalisme, appelez ça l’anti-colonialisme, appelez ça comme vous voulez ; l’Afrique traverse une révolution. […] Le message est lancé, et se répand  comme le feu dans presque mille langues et dialectes, qu’il n’est plus nécessaire de rester pour toujours pauvre et pour toujours en esclavage . »

Sous le président Eisenhower, les frères Dulles, représentants de Wall Street, maîtrisaient totalement la politique étrangère, avec Allen à la CIA et John Foster au Département d’État. « Ce petit Kennedy … Il pensait qu’il était un dieu . » Ainsi parla Allen Dulles au journaliste Willie Morris, de celui qui le limogea en 1961.

Howard Hunt. « Il était parfait pour la CIA : il n’éprouvait jamais de culpabilité pour quoi que ce soit , » dit de lui son fils Saint John (Rolling Stone, April 5, 2007). En 1985, Hunt perdit son procès contre le magazine Spotlight qui avait affirmé (16 août 1978) qu’il se trouvait à Dallas le 22 novembre 1963. L’avocat de Spotlight, Mark Lane, parvint à établir que Hunt avait menti sous serment sur son emploi du temps ces jours-là. Il fit témoigner Marita Lorenz, agent de la CIA elle aussi, qui impliqua également un autre agent cubain de la CIA, Frank Sturgis ainsi que Jack Ruby.

Mohammad Mossadegh, élu « Homme de l’année » par le magazine Time en 1951, renversé par la CIA deux ans plus tard : « Mon plus grand péché, écrira-t-il depuis sa prison, est d’avoir nationalisé l’industrie pétrolière de l’Iran, et rejeté le système d’exploitation politique et économique par le plus grand empire du monde. […] J’ai bien conscience que mon sort doit servir d’exemple à l’avenir pour tous ceux qui voudraient briser les chaînes de l’oppression et de la servitude aux intérêts coloniaux. »

50 ANS D'ETAT PROFOND

de l'assassinat de Kennedy au 11-Septembre

(comparaison et perspective)  

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​"Une pilule rouge pour Forrest Gump"​ â€‹â€‹ 

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