top of page

Chapitre 14

De la Guerre froide au Choc des civilisations

Le 25 juillet 1990, l’ambassadrice états-unienne en Irak April Glaspie demanda à Saddam Hussein des explications sur ses manœuvres militaires à la frontière du Koweit. Saddam lui rappela la nature du contentieux : l’Irak, ruiné par la guerre contre l’Iran, se trouvait dans l’incapacité de rembourser 80 milliards prêtés par le Koweit, qu’il estime avoir protégé durant le conflit. D’autre part, l’Irak accusait le Koweit d’une surproduction de pétrole qui affaiblissait sa propre compétitivité, et d’un non-respect de certains accords de forage. Enfin, Saddam considérait le Koweit, créé artificiellement par l’empire britannique après la Première Guerre mondiale, comme une partie naturelle de l’Irak. Glaspie lui déclara que Washington n’avait aucune position sur les désaccords entre le Kuweit et l’Irak, et que, d’une manière générale, « we have no opinion on the Arab-Arab conflicts. » Elle l’assura que, quoi qu’il arrive, les États-Unis n’avaient aucune intention « to start an economic war against Iraq ». Saddam, qui enregistra secrètement ces propos et les rendit publics par la suite, les interpréta logiquement comme un « feu orange », c’est-à-dire une promesse de non-interférence de la part des États-Unis. Le 2 août, l’Irak lançait l’invasion du Koweit et prenait le contrôle du pays en deux jours. La Ligue Arabe chercha à négocier le retrait des troupes irakiennes par un compromis avec le Koweit, mais l’administration de George H.W. Bush rejette tous les plans proposés. Par de faux renseignements, les États-Unis font croire à l’Arabie saoudite que Saddam projette d’envahir également leur pays, et les convainquent d’accepter le stationnement de troupes américaines sur leur sol. En janvier 1991, ils déclenchent l’opération Desert Storm : 940 000 bombes s’abattirent sur les Irakiens, l’occasion notamment d’expérimenter les bombes à « combined effect munitions » ou « cluster bombs » qui contiennent chacune 200 sous-munitions qui se disséminent et mais n’explosent pas toutes immédiatement.


Euphorisé par cette première Guerre du Golfe, le président George H. W. Bush endosse l’habit du prophète du New World Order, dans un discours célèbre prononcé le 11 septembre 1990 devant le Congrès, où il annonçait « un âge où les nations du monde, à l’Est et à l’Ouest, au Nord et au Sud, pourront prospérer et vivre en harmonie. […] Un monde dans lequel les nations reconnaissent la responsabilité partagée de la liberté et de la justice. Un monde où le fort respecte le droit du faible . » Voilà pour la propagande. Au sein de l’État profond, c’est une autre vision qui s’élabore. La fin de la Guerre froide et le succès de la première Guerre du Golfe apparaissent comme l’opportunité d’étendre l’empire américain. Telle est par exemple la vision de Zbigniew Brzezinski, ancien National Security Advisor de Carter, membre de la Commission Trilatérale et chantre de l’impérialisme américain. Brzezinski voit le monde comme Le Grand échiquier (The Grand Chessboard), le titre de ses mémoires publiées en 1997. Ce qui l’intéresse est l’avancement de la puissance impériale américaine par le contrôle de l’Eurasie, y compris par « des manœuvres et manipulations afin d’empêcher l’émergence d’une coalition hostile qui pourrait éventuellement chercher à défier la primauté américaine . » Le seul frein à cet expansionnisme est la démocratie, car « la démocratie est hostile à la mobilisation impériale » et, « tandis que l’Amérique devient une société de plus en plus multiculturelle, elle trouvera plus difficile de construire un consensus sur les sujets de politique extérieure, sauf dans la circonstance d’une menace extérieure directe vraiment massive et largement perçue . » Telle est la leçon de Pearl Harbor, ajoute Brzezinski : « Le public a soutenu l’engagement de l’Amérique dans la Seconde Guerre mondiale à cause de l’effet de choc de l’attaque japonaise sur Pearl Harbor . »


Sur la même longueur d’onde se forme en 1996, en marge de l’administration Clinton, un think tank Républicain dont l’influence sera manifeste dès l’élection du Bush fils en 2000 : le Project for a New American Century (PNAC). Ses fondateurs, qui ont adopté l’étiquette de « néoconservateurs », entendent profiter de la défaite du communisme pour consolider l’hégémonie américaine en empêchant l’émergence d’un rival. Le noble but qu’ils se donnent est d’ « étendre l’actuelle Pax Americana », ce qui suppose « une armée qui soit forte et prête à faire face aux défis présents et futurs . » Dans son rapport de septembre 2000 intitulé Rebuilding America’s Defenses, le PNAC anticipe que les forces armées américaines devront être « capables de se déployer rapidement et gagner des guerres étendues, multiples et simultanées . » Cela nécessite une transformation profonde, incluant un nouveau corps (« U.S. Space Forces ») pour le contrôle de l’espace et du cyberespace, et le développement d’ « une nouvelle famille d’armes nucléaires conçues pour répondre à de nouveaux genres de nécessités militaires . » Malheureusement, reconnaissent les auteurs du rapport, « le processus de transformation […] sera probablement long, en l’absence d’un événement catastrophique catalyseur — comme un nouveau Pearl Harbor . » La référence à Pearl Harbor, ici encore, interpelle. Ni les membres du PNAC ni Brzezinski ne peuvent ignorer que l’attaque japonaise du 7 décembre 1941, qui permit à Rossevelt d’obtenir du Congrès les pleins pouvoirs militaires et de retourner l’opinion publique en faveur de l’entrée en guerre, avait été non seulement prévue avec précision sans que la base d’Hawaï en soit informée, mais délibérément provoquée. Douze jours avant Pearl Harbor, le Secrétaire à la Défense Henry Stimson résumait ainsi dans son journal une discussion avec Roosevelt : « La question était : ‘comment pourrions-nous les manœuvrer [les Japonais] pour qu’ils tirent les premiers . »

 

Mobiliser l’opinion publique en faveur d’une politique impériale ne peut se faire qu’à la condition d’une attaque ennemie. À défaut d’une attaque, il faut une menace. Peu importe qu’elle soit réelle ou imaginaire. C’est là qu’intervient la propagande, sous la forme de la thèse du « choc des civilisations », énoncée par Samuel Huntington et largement diffusée par une caisse de résonnance médiatique, pour devenir le mythe central du 21ème siècle : avant le Nouvel Ordre Mondial vient le Choc des Civilisations. Huntington, qui a été conseiller au Département d’État sous Reagan et Bush père, n’envisage les rapports entre civilisations que sur le mode darwinien de la survie du plus apte. Reprenant à son compte une réplique tirée d’un roman, selon laquelle « à moins de haïr ce que nous ne sommes pas, nous ne pouvons aimer ce que nous sommes , » il se donne pour tâche de fournir au patriotisme américain l’ennemi qui lui manquait depuis la fin de la Guerre froide : le monde musulman. Après le péril soviétique, voici le péril islamique. « Les frontières de l’Islam sont sanglantes et son intérieur l’est aussi. Le problème fondamental de l’Occident n’est pas le fondamentalisme islamique ; c’est l’islam, une civilisation différente où les gens sont convaincus de la supériorité de leur culture tout en étant obsédés par l’infériorité de leur puissance . » Bientôt le terme médiéval de « croisade » refera son entrée dans les discours officiels.
 

Dans le jeu dont Huntington écrit les règles, seule la force matérielle compte : « L’Occident a gagné le monde non pas par la supériorité de ses idées, de ses valeurs ou de sa religion, mais plutôt par sa supériorité dans l’application de la violence organisée. Les Occidentaux oublient souvent ce fait, les non-Occidentaux ne l’oublient jamais . » À l’aube du 21e siècle, les moyens d’une telle violence étaient prêts pour un nouveau paradigme mondial, comme le firent savoir les Joint Chiefs of Staff dans leur plaquette Joint Vision 2020 publiée le 30 mai 2000, où ils se fixaient comme objectif : « transformer les forces interarmes pour le 21ème siècle afin d’atteindre une domination sur tout le spectre, » l’expression « full spectrum dominance » étant définie comme « la capacité des forces états-uniennes […] de vaincre tout adversaire et contrôler toute situation sur le champ complet des opérations militaires . »
Avec l’élection en 2000 de George W. Bush, fils de George H. W. Bush, une vingtaine de néoconservateurs du PNAC investissent de nombreux postes clés de la politique étrangère. Il ne manque plus qu’un « nouveau Pearl Harbor » pour qu’ils puissent conduire les États-Unis vers les guerres impériales de leurs rêves. Les attaques du 11 septembre 2001 furent ce Pearl Harbor que PNAC appelait de ses vœux. Avant le 11 septembre, le rapport PNAC demandait un budget annuel de la Défense de 95 milliards de dollars ; depuis la guerre en Afghanistan, les États-Unis dépensent 400 milliards par an, soit autant que le reste du monde combiné, tout en continuant de fournir la moitié des armes du marché mondial. Le 11-Septembre apparaît comme la validation du paradigme du Choc des civilisations que se sont pleinement approprié les néoconservateurs.


Le message inonde aussitôt les médias. Deux heures à peine après l’effondrement des tours, le président de la National Commission on Terrorism, Lewis Paul Bremer, se trouve sur le plateau de la chaîne NBC pour expliquer, d’un ton calme et assuré : « Ben Laden était impliqué dans le premier attentat contre le World Trade Center [en 1993], dont l’intention était de faire exactement ce qui s’est passé ici, c’est-à-dire l’effondrement des tours. Il est assurément un suspect majeur. Mais il y en a d’autres au Moyen-Orient, et il y a au moins deux États, l’Iran et l’Irak, qui doivent rester sur la liste des principaux suspects . » Par ce discours bien calibré, Bremer inscrit non seulement l’événement dans l’histoire en rappelant les attentats de 1993 contre le World Trade Center, mis arbitrairement sur le compte de Ben Laden (nous y reviendrons) ; en plus, il écrit déjà l’histoire future en annonçant au peuple américain les deux guerres majeures auxquelles il doit maintenant s’attendre. Lorsque le journaliste de NBC, dans une réplique qui semble téléguidée, fait un parallèle avec Pearl Harbor, le jour qui a changé la vie de la génération précédente, Bremer confirme : « C’est le jour qui changera nos vies. C’est le jour où la guerre que les terroristes ont déclaré aux Etats-Unis [...] est venue jusqu’aux États-Unis . » En 2003, Bremer sera promu proconsul à la tête de la Coalition Provisional Authority (CPA) pour gouverner l’Irak occupé. Sous sa responsabilité, 9 milliards de dollars disparaîtront en fraudes, corruption et malversations, selon un rapport du Special Inspector General for Irak Reconstruction Stuart Bowen publié le 30 janvier 2005.


Dans les jours qui suivent, les discours du président, rédigés par le néoconservateur David Frum, présentent l’attaque terroriste comme le déclencheur d’une guerre mondiale d’un nouveau type, contre un ennemi invisible disséminé dans tout le Moyen Orient. Premièrement, la vengeance doit s’abattre non seulement sur Ben Laden, mais sur le régime qui l’abrite : « Nous ne ferons aucune distinction entre ceux qui ont commis ces actes et ceux qui les abritent  » (11 septembre). Deuxièmement, la guerre est étendue à la planète : « Notre guerre contre la terreur commence avec Al-Qaïda, mais elle ne s’arrête pas là. Elle ne s’arrêtera pas tant que tous les groupes d’action terroriste mondiale n’auront pas été trouvés, arrêtés et vaincus  » (20 septembre). Sept États sont déclarés « États voyous » ( rogue States) pour leur soutien au terrorisme mondial : l’Iran, l’Irak, la Syrie, la Libye, le Soudan, Cuba et la Corée du Nord (16 septembre). Troisièmement, tout pays qui ne s’aligne pas sur Washington sera traité en ennemi : « Chaque nation, dans chaque région, a maintenant une décision à prendre. Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes  » (20 septembre). On aura ainsi un prétexte inépuisable à l’agression de n’importe quel pays musulman : il suffira de nommer comme « terroriste » une organisation quelconque en son sein. En quelques jours, le peuple américain a ainsi été conduit d’une guerre contre le terrorisme à une guerre contre le terrorisme mondial, à une guerre mondiale contre le terrorisme, pour se retrouver enfin dans une guerre mondiale contre le monde musulman, puisque tout pays musulman abrite des islamistes radicaux, donc des terroristes. Dans cette guerre, dont on sait déjà qu’elle définira le 21e siècle, les lois de la guerre « civilisée » ne s’appliquent pas, et les « terroristes » ne seront pas traités comme des combattants. Dès octobre 2001, le ministre de la Justice John Ashcroft (qui partage avec le président le surnom de Blues Brothers, pour leur sens commun d’une mission divine), fait voter son plan USA PATRIOT Act (pour Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism Act) qui crée le statut de « combattant illégal » déniant à l’ennemi les droits élémentaires du prisonnier de guerre ; pour mondiale qu’elle soit, la nouvelle guerre reste une lutte anti-terroriste et échappe à la Convention de Genève.


Un autre événement vint alimenter la terreur générée chez le peuple américain et le pousser à se ranger derrière son gouvernement en faisant taire lui-même ses propres doutes, dont les implications abyssales étaient plus terrifiantes encore. Le 18 septembre, puis le 9 octobre, quatre lettres contaminées à l’anthrax furent postées, en Floride puis à New York et Washington, adressées à des journalistes et à deux sénateurs, Tom Daschle et Patrick Leahy (curieusement, deux des sénateurs qui s’opposaient au USA PATRIOT Act). Les lettres étaient écrites pour que l’auteur soit clairement identifié comme musulman : « Vous ne pouvez pas nous arrêter. Nous avons cet anthrax. Vous mourrez maintenant. Vous avez peur ? Mort à l’Amérique. Mort à Israël. Allah est grand . » Vingt-deux personnes sont contaminées et cinq meurent. La panique s’installe. Le courrier est bloqué par l’inspection de milliards de lettres. Pour la première fois de son histoire, le Congrès ferme ses portes. L’Amérique a l’esprit rivé sur le cauchemar de la guerre bactériologique, tandis que politiciens et journalistes spéculent sur la culpabilité de Ben Laden ou de Saddam Hussein. Si l’épisode est aujourd’hui oublié, c’est que son dénouement laisse apparaître trop clairement sa nature profonde. Avant même l’envoi des lettres contaminées, le FBI avait reçu une lettre anonyme accusant un certain professeur Ayaad Assaad, Américain d’origine égyptienne, d’être un bio-terroriste empli de haine envers les États-Unis. Il a été déterminé que les souches d’anthrax, traitées électrostatiquement pour une meilleure dispersion, étaient le produit d’une technologie sophistiquée et provenait bien du laboratoire militaire d’Utah où travaillait Assaad. Le 3 octobre 2001, le FBI l’arrêta et l’interrogea mais conclut rapidement à son innocence. En revanche le FBI ne poursuivit pas son enquête lorsqu’il fut révélé que les caméras de surveillance du laboratoire avaient saisi un certain lieutenant-colonel Philip Zack, récemment démissionnaire, s’introduisant dans le lieu de stockage sans autorisation.

Le Nouvel Ordre Mondial est la grande affaire de la Commission Trilatérale, sur laquelle les médias restent étrangement discrets. David Rockefeller les en remercie dans ses Mémoires publiées en 1991 : Â« Nous sommes reconnaissants au Washington Post, au New York Times, Time Magazine et d'autres grandes publications dont les directeurs ont assisté à nos réunions et respecté leurs promesses de discrétion depuis presque 40 ans. Il nous aurait été impossible de développer nos plans pour le monde si nous avions été assujettis à l'exposition publique durant toutes ces années. Mais le monde est maintenant plus sophistiqué et préparé à entrer dans un gouvernement mondial. La souveraineté supranationale d'une élite intellectuelle et de banquiers mondiaux est assurément préférable à l'autodétermination nationale pratiquée dans les siècles passés. » 

Nayirah al-Sabah, la jeune Koweitienne qui, le 10 octobre 1990, devant le Conseil de sécurité des Nations Unies, raconta, la voix entrecoupée de sanglots, avoir vu les soldats de Saddam Hussein arracher des bébés de leurs couveuses pour les jeter à terre. Il apparut plus tard qu’elle était membre de la maison royale du Koweit et prenait des cours de théâtre, et que l’histoire était pure fiction.

Entre 1992 et 1994 se joue dans la presse une parodie de débat intellectuel opposant  d’un côté Francis Fukuyama, annonçant la « fin de l’histoire », c’est-à-dire Â« l'universalisation de la démocratie libérale occidentale comme la forme finale de gouvernement humain », de l’autre, Samuel Huntington et sa thèse du « Choc des civilisations ». Le 11-Septembre donna raison à  Huntington, qui pouvait alors être applaudi comme visionnaire, alors qu’il n’avait fait que préparer l’opinion à un futur déjà écrit, avec l’aide de Fukuyama comme faire-valoir. Fukuyama et Huntington sont tous deux membres de la Commission Trilatérale et tous deux proches des néoconservateurs, dont ils partagent la philosophie straussienne. Fukuyama a été l’élève du straussien Allan Bloom et membre du PNAC.

Paul Bremer sur NBC le 11 Septembre 2001.

50 ANS D'ETAT PROFOND

de l'assassinat de Kennedy au 11-Septembre

(comparaison et perspective)  

​

​"Une pilule rouge pour Forrest Gump"​ â€‹â€‹ 

bottom of page