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Chapitre 6 

Cuba et le venin de la CIA

Dans la continuité de son rapprochement avec Khrouchtchev, Kennedy tenta en 1963 de rétablir un dialogue avec Fidel Castro, dans l’espoir de régler les différents et normaliser les relations diplomatiques. Mais la CIA travaillait à saboter ses efforts. C’est un fidèle de Dulles, Richard Helms, qui avait remplacé Richard Bissell comme Deputy Director of Plans ; il prenait conseil auprès de ses anciens patrons et tenait le nouveau directeur John McCone à l’écart des dossiers sensibles. Fin 1960, Bissell avait contacté, par l’intermédiaire de l’émissaire de la mafia Johnny Rosselli, les parrains Sam Giancana de Chicago et Santos Trafficante de Miami pour passer avec eux un contrat de 150 000 dollars sur la tête de Castro. Helms poursuivit cet arrangement à l’insu de McCone, comme il l’admettra en 1975 devant la Commission Church. Le Président, bien entendu, est aussi tenu dans l’ignorance, pour le motif que « Personne ne veut embarrasser un président des États-Unis en discutant de l’assassinat de gouvernants étranger en sa présence . »


Helms tente également d’utiliser des compagnons de Castro déçus par sa conversion au communisme, mais encore capables de l’approcher, pour l’empoisonner. Il charge son Technical Services Staff, une division de la CIA placée sous la direction du docteur Sidney Gottlieb, de développer un arsenal de poisons et gadgets à cet effet. Le 29 octobre 1963, par exemple, Helms met en relation son adjoint (deputy) Desmond Fitzgerald avec le Cubain Rolando Cubela, qui avait contacté secrètement la CIA pour trahir Castro, mais qui était peut-être, en réalité, missionné par Castro lui-même pour s’informer des tentatives contre sa vie. Il fut convenu entre Helms et Fitzgerald que « Fitzgerald se présenterait comme représentant personnel du ministre de la Justice Robert Kennedy, » mais qu’ « il n’était pas nécessaire d’obtenir l’accord de Robert Kennedy pour que Fitzgerald parle en son nom . » Cette confession devant la Commission Church illustre le détournement du principe de « plausible deniability » dans le but, non pas de protéger l’exécutif en cas d’échec, mais au contraire de le compromettre en cas d’échec. Après avoir longtemps fait courir la rumeur que les plans d’assassinat de Castro avaient été ordonnés par Robert Kennedy, et insinué qu’il était de ce fait responsable de la mort de son frère lorsque ces plans s’étaient retournés contre les Kennedy en 1963, Helms fut forcé d’admettre devant la Commission Church qu’il n’avait jamais reçu l’accord de Robert, mais qu’il avait simplement eu « le sentiment que Robert Kennedy ne serait pas mécontent si Castro disparaissait de la scène d’une manière ou d’une autre . »


Une manipulation particulièrement sinistre eut lieu en avril 1963, lorsque Helms tenta d’utiliser un émissaire de paix du président pour empoisonner Castro. En août 1962, les frères Kennedy envoyèrent à La Havane un jeune avocat nommé James Donovan, pour négocier la libération de 1113 prisonniers de la Baie des Cochons (en échange de 53 millions de dollars en nourriture, médicaments et équipement divers). Donovan se rendit trois fois à Cuba et établit une relation très amicale avec Castro, qui le convia souvent à de longues discussions nocturnes, des matchs de baseball, des parties de pêche et d’autres expéditions. Donovan était souvent accompagné par John Nolan, un autre avocat fidèle aux Kennedy. Donovan et Nolan contribuèrent au rapprochement entre Kennedy et Castro. Pour leur dernier voyage à Cuba en avril 1963, Helms s’arrangea pour que Donovan et Nolan emportent, en guise de cadeau destiné à Castro, amateur de plongée sous-marine, une combinaison contaminée par les soins du docteur Gottlieb avec des champignons susceptibles de causer une maladie chronique de la peau. Donovan et Nolan n’apprirent qu’en 1975, par la presse relayant les découvertes de la Commission Church, que la CIA avait tenté de leur faire commettre un assassinat politique à leur insu. L’enquête n’a pas pu établir pourquoi la combinaison n’avait pas fait son effet.


Parallèlement, les groupes armés d’exilés cubains encadrés par la CIA cherchaient à envenimer les relations entre les États-Unis et le gouvernement de Castro. Le plus actif de ces groupes se nommait Alpha 66 ; il était dirigé par Antonio Veciana et supervisé par David Atlee Phillips, lequel, selon Veciana, « n’arrêtait pas de dire qu’il fallait forcer Kennedy à prendre une décision, et que le seul moyen était de l’acculer contre le mur . » Alpha 66 avait entrepris dès octobre 1962 des raids contre les côtes cubaines, s’en prenant notamment à des navires russes commerciaux ou militaires et faisant des dizaines de morts. Le 19 mars 1963, le groupe annonça avoir attaqué un navire russe près des côtes cubaines, avec pour but, expliquera Veciana, « d’embarrasser publiquement Kennedy et le forcer à affronter Castro . » Kennedy réagit en ordonnant à la Coast Guard de Floride d’intercepter ces raids et de saisir les bateaux. Il réduisit également les subventions au Cuban Revolutionary Council, qui passèrent de deux millions à moins d’un million. Le chef du Council, Jose Miro Cardona, démissionna en protestant dans le New York Times que « le gouvernement était en train d’abandonner la lutte pour Cuba . » Dans cette affaire encore, la communauté des exilés cubains se comportent comme une puissance étrangère cherchant à attirer les États-Unis dans une guerre pour leur propre compte, avec le soutien d’une partie de l’État profond Å“uvrant contre son propre gouvernement élu. 


Pendant ce temps, Kennedy cherchait à rétablir un lien diplomatique avec Castro, tout en restant discret dans le climat d’anticommunisme paranoïaque dominant. Il profita de ses relations parmi les journalistes, une profession qu’il avait pratiquée avant d’entrer en politique. Il fit demander à Lisa Howard, une animatrice de télévision qui venait d’interviewer Fidel Castro et était proche de Che Guevara, d’organiser une rencontre discrète entre Carlos Lechuga, l’ambassadeur cubain aux Nations Unies, et William Attwood, un ancien journaliste ayant lui-même rencontré Castro en 1959, avant d’être promu par Kennedy diplomate aux Nations Unies. Cette première réunion informelle chez Howard le 23 septembre 1963 déboucha sur le projet d’une rencontre entre Attwood et Castro à Cuba. Le projet sera avorté par la mort de Kennedy.


Kennedy fit aussi appel au Français Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur. Apprenant qu’il devait se rendre à Cuba pour interviewer Castro, Kennedy l’invita à la Maison Blanche le 24 octobre, officiellement pour lui offrir une interview, officieusement pour lui demander d’être son messager auprès de Castro. Dans son message, se souvient Daniel, Kennedy exprimait non seulement son désir de rapprochement, mais aussi son empathie pour le peuple de Cuba : « Je crois qu’il n’existe aucun pays au monde […] où la colonisation, l’humiliation et l’exploitation économique fut pire qu’à Cuba, en partie à cause des politiques de mon pays durant le régime Batista. […] J’irai même plus loin : dans une certaine mesure, c'est un peu comme si Batista était l’incarnation d’un certain nombre de péchés de la part des États-Unis. Maintenant, nous devons payer pour ces péchés . » Tandis que Daniel attendait à Cuba que Castro daigne lui accorder une entrevue, Kennedy envoya à ce dernier un message indirect le 18 novembre 1963, en déclarant, dans un discours à l’Inter-American Press Association à Miami, être prêt « à travailler avec le peuple cubain à la poursuite de ces progrès qui, il y a quelques années, ont suscité son espoir et de nombreuses sympathies dans l’hémisphère Nord . » Le lendemain 19 novembre à dix heures du soir, Castro fit irruption à l’hôtel où demeurait Daniel, pour une entrevue qui se prolongea jusqu’à quatre heures du matin. Castro répondit avec enthousiasme au message de sympathie de Kennedy : « Il a encore la possibilité de devenir, aux yeux de l’histoire, le plus grand président des États-Unis, le leader qui a enfin compris qu’il peut y avoir coexistence entre capitalistes et socialistes, même dans les Amériques . » Daniel déjeunait avec Castro lorsque leur parvint la nouvelle de l’assassinat. « Tout est changé, » commenta Castro, effondré. « Tu vas voir, je les connais, ils vont essayer de me faire porter le chapeau . » En effet, la radio annonça bientôt que le coupable était un « marxiste pro-Castro ».


À la lumière de tous les éléments aujourd’hui disponibles, le verdict des meilleurs auteurs, tels David Talbot et James Douglass, est que l’assassinat de Kennedy fut un coup d’État masqué, voulu par un clan de généraux et exécuté par la CIA, avec la coopération active d’exilés cubains. Pour son engagement en faveur de la détente et du désarmement et pour son obstination à avancer sur la voie de la diplomatie et du dialogue avec Khrouchtchev et Castro, Kennedy a été perçu par le noyau dur des faucons, non seulement comme un maillon faible de la chaîne de commandement, mais comme un traître pactisant avec l’ennemi. Peu importe qui a tiré sur Deley Plaza : la CIA avait l’embarras du choix pour les tueurs à gage, et les exilés cubains volontaires pour la tâche ne manquaient certainement pas, eux qui considéraient que les États-Unis leur devaient une « dette de sang » depuis la Baie des Cochons. Parmi les organisateurs de l’opération, Richard Helms, le chef du Directorate of Plans, est le principal suspect. Mais Allen Dulles, son mentor, n’est pas loin derrière, d’autant que le cover-up de la Commission Warren est son œuvre. Des soupçons pèsent naturellement aussi sur les deux autres cadres exclus de la CIA par Kennedy après la Baie des Cochons : Richard Bissell et Charles Cabell. Jim Garrison avait eu l’intention d’inculper le second pour complot, mais renonça faute de preuves. On retiendra que son frère, Earl Cabell, était maire de Dallas et, à ce titre, a pu faciliter le guet-apens contre Kennedy. La CIA avait non seulement un mobile, mais les moyens de l’assassinat : les coups d’État et les assassinats politiques sont sa spécialité.


Il n’est pas anodin qu’un mois précisément après l’assassinat de Kennedy, le 22 décembre 1963, l’ancien président Harry Truman fit paraître dans le Washington Post un éditorial intitulé « U.S. Should Hold CIA to Intelligence », où il affirmait l’urgence « d’examiner à nouveau le but et les opérations de notre CIA. […] Il y a des questions difficiles auxquelles il faut maintenant répondre . » « Cela fait quelque temps que je suis perturbé par la manière dont la CIA a été détournée de sa mission originelle. Elle est devenue un bras opérationnel du gouvernement, et dans certain cas détermine la politique. […] Je n’ai jamais pensé en créant la CIA qu’elle serait impliquée dans des opérations troubles et clandestines en temps de paix, » au point d’être devenue à travers le monde « un symbole d’intrigues sinistres et mystérieuses . » L’article ne parut que dans l’édition du matin, et avait disparu des éditions suivantes. Aucun autre journal ne le commenta. Ce silence ne fait que confirmer le caractère explosif de ce message, qui, compte tenu du timing, ne peut être lu que comme une mise en cause implicite de la CIA dans l’assassinat de Kennedy. Comme l’a dit l’auteur Ray Marcus, « Si ce n'était pas ce qu’il [Truman] voulait dire, alors je ne peux imaginer qu’il l’ait écrit et publié, sachant qu’il serait interprété de cette manière . »

Richard Helms, surnommé The Man Who Kept the Secret par son biographe Thomas Powers, ou encore le « gentleman organisateur d’assassinats » (gentlemanly planner of assassinations). Il supervisa les recherches en mind controldu projet MK-ULTRA, avant d’en détruire toute trace en 1975. Convaincu de parjuredevant le Congrès, il fut condamné en 1977 à deux ans de prison avec sursis, puis reçut du Président Reagan la National Security Medal. La journaliste brésilienne Claudia Furiati, auteur de ZR Rifle, voit en lui l’auteur ultime de l’assassinat de Kennedy. Il repose, comme ce dernier, au cimetière national d’Arlington.

La journaliste Lisa Howard, ici avec Guevara. Après l’assassinat de Kennedy, elle refusa d’abandonner ses contacts avec Castro, malgré les demande de l’administration Johnson et les menaces de la CIA. En décembre 1964, elle s’entretient encore longuement avec Guevara aux Nations Unies. Elle fut renvoyée de la chaîne ABC News et mourut à 33 ans, le 4 juillet 1965, officiellement de suicide par ingestion de cent comprimés de phénobarbital. Peu avant, Gordon Chase, son contact à la CIA, demandait dans un mémorandum classé top-secret qu’on Â« élimine Lisa de toute participation directe » (remove Lisa from direct participation) aux relations avec Cuba.

David Sanchez Morales (en 1959 et en 1969 au Vietnam, deuxième à droite). D’origine mexicaine et surnommé El Indio, il acquit durant l’opération contre Arbenz au Guatemala la réputation d’assassin en chef de la CIA, puis participa à l’entraînement des Cubains débarqués à la Baie des Cochons en tant que chef de l’unité JW/WAVE. Après sa retraite en 1975, l’alcoolisme le rendit dangereusement bavard, confiant par exemple à son ami Ruben Carbajal, à propos de Kennedy : « Eh bien, on s’est occupé de ce fils de p…, pas vrai ? » (Well, we took care of that SOB, didn’t we?). En mai 1978, alors qu’il devait être interrogé par le HSCA, il tomba malade après avoir trinqué avec d’anciens collègues, puis mourut dans la semaine. Aucune autopsie ne fut réalisée.

50 ANS D'ETAT PROFOND

de l'assassinat de Kennedy au 11-Septembre

(comparaison et perspective)  

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​"Une pilule rouge pour Forrest Gump"​ â€‹â€‹ 

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