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Chapitre 3

Au nom de la Sécurité Nationale

Johnson et Hoover furent les maîtres d’œuvre du cover-up, mais non pas de l’assassinat lui-même. De nombreux indices orientent les soupçons vers d’autres ennemis de Kennedy, plus puissants mais moins visibles. Les ouvrages les plus récents, synthétisant cinquante ans de recherche, tendent aujourd’hui à confirmer ce que Jim Garrison percevait déjà en 1968 : « Le président Kennedy a été tué pour une seule raison : parce qu’il travaillait à la réconciliation avec l’Union Soviétique et Cuba. […] Le président Kennedy est mort parce qu’il voulait la paix . » Garrison en tirait des implications aux accents prophétiques : « En un sens réel et terrifiant, notre gouvernement est la CIA et le Pentagone, tandis que le Congrès est réduit à un club de discussion. […] J’ai bien peur, d’après ce que je sais, que le fascisme viendra en Amérique sous le nom de Sécurité Nationale . » National Security sont bien les mots clés de cette affaire : c’est, pour ainsi dire, le nom euphémique de l’État profond américain, logé essentiellement au sein de la CIA et du Pentagone, mais intimement lié au supramonde économique.


Les racines de ce qu’on nomme le National Security State sont anciennes, et apparaissent clairement dans un épisode peu connu de l’histoire des États-Unis. En 1933, le Général Smedley Butler, héros de la Première Guerre mondiale immensément populaire parmi les vétérans pour avoir défendu en 1932 leurs revendications salaliales, est contacté par le représentant d’un réseau d’affairistes qui lui propose de prendre la tête d’un coup d’État militaire contre le président Franklin Roosevelt ; il endosserait le rôle du « chevalier blanc » sauvant la nation du socialisme imposé par un président à la santé déclinante. Butler aurait aisément mobilisé, à l’occasion de la convention annuelle des vétérans, 500 000 hommes pour marcher sur Washington et contraindre Roosevelt à lui confier un nouveau poste de Secretary of General Affairs qui aurait fait de lui le président exécutif, Roosevelt étant réduit à un rôle représentatif. Pour soutenir cette entreprise, un nouveau lobby de grands entrepreneurs capitalistes fut créé, la American Liberty League, dont le magazine Affairs se chargeait de préparer l’opinion publique à accepter ce coup. Butler feignit d’être intéressé de façon à accumuler le plus d’informations possibles sur le complot, avant de le dénoncer au Congrès et à la radio. Une commission du Congrès, le Committee on Un-American Activities (ou McCormack–Dickstein Committee), enquêta dès novembre 1934 et, dans son rapport final paru en février 1935, déclara avoir la preuve que « certaines personnes ont tenté d’établir une organisation fasciste dans ce pays. […] Il ne fait aucun doute que cette tentative a été discutée et planifiée et qu’elle aurait pu être mise à exécution quand et si ses financiers l’auraient décidé . » Le rapport, cependant, ne nomme aucune des personnalités mises en cause, un arrangement ayant probablement été trouvé avec Roosevelt pour lui permettre de mettre en place son New Deal en échange de l’impunité des complotteurs.


Cet épisode démontre l’existence d’une collusion entre le monde de la haute finance et l’appareil militaire, fondée sur une même phobie du communisme et une hostilité au progrès social. La tentation de renverser ou atrophier l’État démocratique par une combinaison des pouvoirs économiques et militaires constitue bien l’essence du fascisme. La victoire (relative) de l’État démocratique sur les forces fascistes dans les années 1930 obligea ces dernières à une modification de stratégie, qui constitue l’origine de l’État profond moderne. C’est le vice-président et successeur de Roosevelt, Harry Truman, qui sera l’instrument docile de cette transformation. Propulsé à la tête de l’État par la mort de Franklin Roosevelt en avril 1945, après seulement trois mois à la vice-présidence, Truman était particulièrement mal préparé pour négocier ce tournant de l’histoire. Roosevelt ne l’avait informé d’aucun dossier sensible, et certainement pas du Projet Manathan ultrasecret. Quatre mois plus tard, durant la conférence de Postdam, on l’avertit par télégramme codé que le dernier test atomique à Alamogordo (Nouveau Mexique) était concluant : « Opéré ce matin. Diagnostic incomplet mais résultats semblent satisfaisants et dépassent déjà les attentes . » Sans perdre une journée de réflexion, il ordonna la pulvérisation d’Hiroshima le 6 août 1945, et exulta à l’annonce du résultat : « This is the greatest thing in history ! » Il récidiva trois jours plus tard sur Nagazaki. On sait aujourd’hui que ce double crime contre l’humanité n’obéissait à aucune nécessité militaire, puisque Tokyo et 66 autres villes japonaises avaient déjà été réduites en cendre sous un déluge de bombes incendiaires, et que l’empereur avait accepté le principe de la capitulation. Hiroshima et Nagazaki n’étaient qu’une démonstration de force destinée à faire de la menace nucléaire l’instrument d’un nouvel ordre mondial fondé sur la terreur. Ce fut le véritable déclencheur de la Guerre froide et de la course à l’armement ; quatre ans plus tard, en août 1949, les Soviétiques testaient leur première bombe atomique au plutonium. On peut supposer que Roosevelt aurait agi autrement, lui qui, devant le Congrès le 6 janvier 1941, appelait de ses vœux un monde désarmé qui serait « l’antithèse même du soit-disant nouvel ordre tyrannique que les dictateurs cherchent à créer par l’explosion d’une bombe . »


Ce même Truman qui baptisa le monde dans le feu nucléaire est aussi responsable de la création du National Security State, dont l’acte de naissance est le National Security Act de 1947, amendé en 1949. Par ce décret, le président voulait s’entourer de structures de commandement adaptées à la Guerre froide qu’il venait de déclencher. Tout d’abord, dans la logique du regroupement physique des cinq commandements (Army, Navy, Air Force, Marine Corps et Strategic Command) au Pentagone inauguré en 1943, Truman réunit les Joint Chiefs of Staff (chefs d’états-majors interarmes) en un comité permanent, muni d’un président (Chairman) désigné, ce qui leur donna un pouvoir décisionnel accru sur la politique extérieure. Il institua simultanément le National Security Council, qui réunit régulièrement autour du président les principaux acteurs des Affaires étrangères et militaires ainsi que du Renseignement. Le successeur de Truman, Dwight Eisenhower, créa un poste spécifique pour présider à cette structure, le National Security Advisor, qui prévaudra bien souvent sur le Secrétaire d’État dans la définition de la politique étrangère (les deux postes se confondront avec Henry Kissinger, puis Colin Powell et Condoleezza Rice). Eisenhower établit également en 1952 la National Security Agency (NSA), dont l’existence fut tenue secrète jusqu’en 1957 (ce qui lui valut le surnom journalistique de No Such Agency), et dont la mission est l’espionnage mondial des communications téléphoniques, radios et électroniques.


Tous les rapports top-secret fondateurs du National Security State se caractérisent par une exagération alarmiste des ambitions et de la puissance militaire soviétiques, qui installèrent à la Maison Blanche un climat de guerre permanente. La volonté d’hégémonie mondiale prêtée à l’Union soviétique servit de justification à la « doctrine Truman » : l’affirmation du droit des États-Unis de s’ingérer dans les affaires intérieures de tout pays, proche ou lointain, qui en penchant légèrement à gauche risquerait de déclencher un « effet domino » propre à faire basculer toute une région sous l’influence communiste. Habitées par une vision quasi théologique et apocalyptique de la Guerre froide, les structures mises en place par Truman vont constituer, sous le prétexte de la « sécurité nationale », un véritable gouvernement impérial, agissant de façon masquée pour déstabiliser tout gouvernement non aligné et maintenir au pouvoir des dictatures sous tutelle.


Le rapport NSC-68 du 14 avril 1950, qui eut une grande influence sur la politique états-unienne des vingt années suivantes, présente le Kremlin comme une menace de « destruction non seulement de cette République, mais de la civilisation elle-même . » Son auteur principal, Paul Nitze, considère donc une attaque nucléaire préemptive contre l’URSS comme souhaitable, mais impraticable, « à moins de pouvoir être présentée comme une contre-attaque en réponse à une frappe déjà lancée ou sur le point d’être lancée . » Malheureusement en effet, « l’idée d’une guerre ‘préventive’  — dans le sens d’une attaque militaire non provoquée par une attaque militaire contre nous ou nos alliés — est généralement inacceptable aux yeux des Américains. [...] Beaucoup douteraient qu’il s’agisse d’une ‘guerre juste’ et que toutes les possibilités de règlement pacifique aient été explorées de bonne foi. Beaucoup plus encore, proportionnellement, auraient cette opinion dans d’autres pays, en Europe de l’Ouest notamment . » Ce rapport pose une problématique bien différente de celle de la « dissuasion », qui est la justification officielle de l’arsenal atomique. La question implicite est ici : comment frapper le premier, suffisamment fort pour anéantir la puissance de frappe de l’ennemi, tout en se donnant l’air d’agir en légitime défense ? Cette question obsédera le Pentagone durant toute la présidence de Kennedy et instillera une véritable culture du false flag. L’idée que les États-Unis devaient profiter de leur avance en armement nucléaire pour frapper les premiers était largement partagée, et avancée ouvertement par le commandant de l’Air Force, le général Curtis LeMay, déjà co-responsable de Hiroshima et Nagazaki.


Le militarisme du National Security State est exacerbé par sa convergence d’intérêt avec l’industrie de l’armement, un marché de centaines de milliards de dollars que se partagent les plus grands groupes industriels, et qui engloutit presque la moitié du budget de l’État sans le moindre contrôle du payeur (le contribuable). Les firmes d’armement ont leurs délégués permanents dans les salles d’état-major du Pentagone, tandis que les généraux arrondissent leurs retraites dans les conseils d’administration de ces mêmes firmes. Puisque tout marché dépend de la demande et donc de la consommation, la logique de l’industrie militaire est l’augmentation constante du budget de la Défense nationale, et l’écoulement périodique des stocks par la guerre. Dans son discours d’adieu (Farewell Address) prononcé le 17 janvier 1961, le président Eisenhower, général retraité, mit en garde la nation contre ce phénomène nouveau : « Cette conjonction d’un immense appareil militaire et d’une grande industrie de l’armement est nouvelle dans l’expérience américaine. Son influence totale — économique, politique et même spirituelle — se ressent dans chaque ville, chaque État, chaque bureau du gouvernement fédéral. [...] Dans les conseils du gouvernement, nous devons nous préserver de l’acquisition d’une influence incontrôlée, voulue ou non, par le complexe militaro-industriel. La possibilité de l’émergence désastreuse d’un pouvoir indésirable est réelle et persistera . »


Tandis que l’État démocratique a besoin de transparence pour conserver la confiance des citoyens, le National Security State, au contraire, crée l’opacité autour de lui. Au nom de la sécurité nationale, il communique en mode top-secret. Il s’arroge le droit et le devoir de cacher au Congrès tout ce qui le concerne, mais aussi d’entraver par tous les moyens la liberté de la presse d’enquêter sur ses agissements. Cet État dans l’État, contrôlé par des généraux pratiquement inamovibles, hostile au régime démocratique qui l’héberge, est rendu largement invisible aux Américains, non seulement par le secret dont il s’entoure, mais aussi parce que son pouvoir s’exerce en-dehors des frontières nationales. L’histoire interne de ce gouvernement de l’ombre n’émerge à la lumière qu’à retardement et de façon très incomplète, au rythme de la déclassification des archives. Encore faut-il que des associations militantes se battent continuellement pour obtenir l’accès à ces archives et les rende publiques. C’est la mission que se donne notamment, depuis 1985, le collectif du National Security Archive Project de l’Université George Washington, qui a intenté déjà quarante procès à l’Administration pour obstruction au Freedom of Information Act de 1966.


Pour mieux comprendre l’état d’esprit pathogène qui règne au sein de l’État sécuritaire ou National Security State, on peut s’intéresser au think tank stratégique qui lui tient lieu de cerveau principal, la RAND Corporation, fondée en 1945 par l’Air Force. Dans les années 50, la RAND se mit en quête de modèles scientifiques pour prévoir l’évolution de la Guerre froide, et se tourna vers la « théorie des jeux » (game theory), un nouveau champ mathématique destiné à modéliser les stratégies de décision entre individus rationnels mus par leur seul intérêt personnel dans un contexte compétitif tel que le poker. La RAND embauche plusieurs savants dont un mathématicien de génie nommé John Nash, auteur de travaux sur les « équilibres non coopératifs » qui lui vaudront le prix Nobel d’économie en 1994. La théorie des jeux de Nash conforte les cold-warriors dans l’idée que la pire erreur stratégique serait d’accorder la moindre confiance à la parole de l’ennemi, que celui-ci doit être au contraire supposé prêt à toutes les turpitudes et trahisons, et qu’il doit être battu à son propre jeu. L’ironie est que John Nash (dont Hollywood fera le portrait dans A Beautiful Mind) souffrait d’une « schizophrénie paranoïde » pour laquelle il fut interné en 1958-59 et régulièrement par la suite : sa vision des rapports humains, transposée en vision des rapports internationaux par la Rand, caractérise la psychologie des psychopathes. Le psychopathe est fondamentalement incapable d’empathie et traverse la vie comme un joueur de poker, avec le gain personnel comme seule fin et la tromperie comme moyen. Or, comme nous allons le voir, c’est précisément l’empathie pour l’ennemi, la reconnaissance de son humanité, qui permit à Kennedy d’éviter la guerre nucléaire, contre l’avis des généraux, lorsque survint une crise. Son ministre de la Défense Robert McNamara se souvient de cette leçon dans le documentaire d’Errol Morris Fog of War (2003) : « règle numéro un : se mettre à la place de l’ennemi : nous devons essayer de nous glisser dans sa peau et nous regarder nous-mêmes à travers ses yeux, afin de comprendre les pensées qui sous-tendent ses décisions et ses actions . »

Réunion avec les Joint Chiefs of Staff. À droite du Président est assis le général Curtis LeMay, commandant de l’Air Force. Convaincu que la guerre nucléaire était inévitable et imminente, il méprisait le pacifisme de Kennedy, qu’il prenait pour de la lâcheté. « Je ne veux plus jamais cet homme près de moi , » dira Kennedy àson assistant Charles Daly après un de ses exposés.

« La guerre est un racket. Elle l’a toujours été. C’est peut-être le plus ancien, le plus rentable, certainement le plus vicieux des rackets. C’est le seul qui soit de dimension internationale. C’est le seul où les profits se comptent en dollars et les pertes en vies. […] Elle est organisée pour le bénéfice du très petit nombre aux dépends du grand nombre . » Ainsi commence le petit livre du général Smedley Butler publié en 1935, après que la tentative de coup d’État auquel on avait voulu le mêler lui ait ouvert les yeux sur la nature des guerres modernes.

Henry Wallace (à droite) fut le vice-président de Roosevelt de 1941 à 1945. Il serait devenu président si Roosevelt était décédé quelques mois plus tôt, ou s'il avait eu la sagesse de ne pas briguer un quatrième mandat. Aurait-il déclenché la terreur atomique, lui qui se présenterait en 1948 contre Truman avec un programme de politique extérieure centré sur la pacification des relations internationales ?

Le général LeMay est caricaturé sous les traits du général paranoïaque Jack D. Ripper qui déclenche la Troisième Guerre mondiale dans le film de Stanley Kubrick Docteur Folamour (Dr Stangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb), dont la sortie, par une curieuse coïncidence, était programmée le 22 novembre 1963. Ce drame marqua profondément Kubrick, dont toute l’œuvre ultérieure est une réflexion sur le mal et le pouvoir.

Edward Bernays, neveu de Freud, a fondé scientifiquement la propagande moderne dans son livre Propaganda (1928), qui commence ainsi : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un role important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. […] La propagande est le bras exécutif du gouvernement invisible . » Bernays fut l’artisan du Committee on Public Information,créé par Woodrow Wilson pour gagner l’opinion publique américaine à l’entrée en guerre des États-Unis en 1917, et continuera d’inspirer les cercles politico-financiers.

50 ANS D'ETAT PROFOND

de l'assassinat de Kennedy au 11-Septembre

(comparaison et perspective)  

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​"Une pilule rouge pour Forrest Gump"​ â€‹â€‹ 

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